Textes

Marie-Françoise Alléhose. Il faut la voir travailler pour comprendre.
Elle met en place un protocole, contrainte mais aussi trame de répétition du même élément de base pour des variations intuitives.
La contrainte est au cœur de son travail: le cadre devient multiple, casier, mosaïque. Au cœur de chaque module s’épanouit un nouveau geste, une autre lettre de l’alphabet graphique. Contrainte et cloisonnement, univers clos, avec des accidents qui sortent de la case. Répétition du même acte dramatique, tentative identitaire refaite cent mille fois, essais réitérés de découverte de soi-même, de différenciation, d’affirmation.
Ses œuvres sont toujours le fruit d’un travail, d’une application au sens d’un travail constant. Cette écriture automatique graphique est effectuée (ou plutôt célébrée dirais-je) avec une concentration soutenue, dans un état de tension et d’inspiration continu. Tension pour créer le cadre, relâchement pour le remplir.
Il s’agit d’un rituel grave, les gestes sont empreints d’intériorité.
Une peinture ritualiste, répétitive, une forme de méditation, de voyages intérieurs, un alphabet endémique de l’artiste, voilà ce qui pourrait apporter les clefs de lecture de l’œuvre de MF Alléhose.
Jacques Laroche, le 14/12/2014
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Le temps discrètement mis hors de ses gonds…
Les papiers trouvés qui servent de fond aux peintures appartiennent à la même espèce que les ready-made (objets trouvés). Un horizon d’attente les aura fait saillir, un besoin. Tout un travail de la trouvaille.
En premier lieu, la paperasse séculaire rassure, son usure témoigne d’un usage possible, d’une familiarité sans faste. L’abondance des vieux livres soulage également des scrupules excessifs ; les pages arrachées échapperont à la benne, si elles n’entrent pas toutes au musée.
Il y a plus : exhumé, le vieil épiderme présentifie à chaque fois un complexe temporel que le travail de l’artiste enrichit encore.
Un livre est d’abord un objet matériel situé, spatialement et dans le temps universel, solidaire des autres objets. Il est daté. Fragile, il est le festin des bestioles, souffre de l’humidité et du froid, des mains épaisses qui l’empoignent.
Œuvre de l’esprit, il mûrit avec son époque, s’en sépare. Oeuvre d’un esprit, il s’inscrit dans la chronologie d’une vie, en témoigne. Un livre, par métaphore, par extension, contient le temps de sa lecture, scandé par le battement de ses pages. Il peut être discontinu, épouser le flux de  la conscience quelques minutes durant, puis quelques autres, ou plusieurs heures en une longue coulée.
Porteur d’un texte, un livre « contient » aussi le temps de ses narrations, du récit dont les niveaux s’entrecroisent : sa diégèse.
Ainsi, si chaque livre configure sa propre durée, il est compris lui-même dans un flot qui l’entraîne. Il se lit et en se lisant se lie au cours des pensées du lecteur.
Il reste qu’un livre possède toujours un début et une fin, et qu’il s’inscrit dans le temps fléché de l’histoire – celui de l’écriture. C’est sa condition de livre. On posera que si chaque livre est un noeud, une pelote faite de temporalités multiples, toutes sont linéaires.
Jacques Laroche
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Le temps discrètement mis hors de ses gonds…
Les papiers trouvés qui servent de fond aux peintures appartiennent à la même espèce que les ready-made (objets trouvés). Un horizon d’attente les aura fait saillir, un besoin. Tout un travail de la trouvaille.
En premier lieu, la paperasse séculaire rassure, son usure témoigne d’un usage possible, d’une familiarité sans faste. L’abondance des vieux livres soulage également des scrupules excessifs ; les pages arrachées échapperont à la benne, si elles n’entrent pas toutes au musée.
Il y a plus : exhumé, le vieil épiderme présentifie à chaque fois un complexe temporel que le travail de l’artiste enrichit encore.
Un livre est d’abord un objet matériel situé, spatialement et dans le temps universel, solidaire des autres objets. Il est daté. Fragile, il est le festin des bestioles, souffre de l’humidité et du froid, des mains épaisses qui l’empoignent.
Oeuvre de l’esprit, il mûrit avec son époque, s’en sépare. Oeuvre d’un esprit, il s’inscrit dans la chronologie d’une vie, en témoigne. Un livre, par métaphore, par extension, contient le temps de sa lecture, scandé par le battement de ses pages. Il peut être discontinu, épouser le flux de  la conscience quelques minutes durant, puis quelques autres, ou plusieurs heures en une longue coulée.
Porteur d’un texte, un livre « contient » aussi le temps de ses narrations, du récit dont les niveaux s’entrecroisent : sa diégèse.
Ainsi, si chaque livre configure sa propre durée, il est compris lui-même dans un flot qui l’entraîne. Il se lit et en se lisant se lie au cours des pensées du lecteur.
Il reste qu’un livre possède toujours un début et une fin, et qu’il s’inscrit dans le temps fléché de l’histoire – celui de l’écriture. C’est sa condition de livre. On posera que si chaque livre est un noeud, une pelote faite de temporalités multiples, toutes sont linéaires.

… et paré des couleurs intenses du mythe.
Si l’extraction des feuillets les prive de leur organisation première – les dégonde – leur juxtaposition sur un même plan les ouvre à un devenir-image dont la fécondité est bien réelle. L’espace du livre échappe ainsi à ses réclusion ; celle d’abord de la fermeture du volume, feuilles contre feuilles, celle des bibliothèques et de leur pénombre, celle, enfin, de cette bulle virtuelle propice à la lecture. Le passage du lisible au visible aboutit en toute logique à son exposition, au vernissage grouillant de monde. Plusieurs personnes peuvent regarder la même page, simultanément, plusieurs pages peuvent être embrassées d’un seul regard. Tout ce que le livre pouvait retenir se trouve projeté, éclaté sur les murs, avec toute la sauvagerie dont la couleur est capable.
Le passage du lisible au visible est également le passage du temps linéaire (celui de l’histoire) au temps cyclique (celui du mythe).
Considérons chacun des idéogrammes depuis notre présent vieilli : les ébauches colorées évoquent alors un temps remonté, archaïsant. Le pinceau libère une énergie contenue dans les signes, plutôt qu’il ne les structure. L’encre qui éclabousse le papier jauni ne vise pas à plus de raffinement, ni à la maîtrise technique. La procession sage des lettres, emblème de la raison graphique, se trouve réduite, dans sa confrontation aux signes jetés, à une trame grise insignifiante. L’intensité des couleurs employées renforce cette impression : les caractères d’imprimerie semblent flamber au contact d’astres incandescents.
Un mouvement circulaire unit dans sa danse les fragments mis à plat, juxtaposés. La multiplication des motifs, des focus, leur recouvrement libèrent le regard comme ils avaient libéré la main. On explore les traces comme les gestes exploraient leur propre mouvement, leur émergence même. Le trajet compte, plus que le sujet, plus que le travail d’identification des objets.
Loin cependant des vertiges cognitifs que cultivait l’Optical Art, un certain climat mystique se dégage des compositions, une invitation à l’extase. En habitant l’image, on s’abandonne, à l’instar des derviches, à une pratique hypnotique qui vise à atteindre une forme de transe.

Verum ipsum factum : le vrai est le faire même.
La formule de Giambattista Vico est une bonne introduction à l’expérience cartographique de Marie Alléhose, qui se développe à partir de ses propres tâtonnements : un palimpseste saisit dans sa dynamique même.
Des clairières s’ouvrent lorsque l’œil plonge entre les masses chromatiques, des îlots aux dimensions incertaines. On voit la couleur qui s’épanche redistribuer les provinces, annexer les icônes. Un geste, parfois, récapitule à lui seul la successions des périodes géologiques…
Alfred Korzybski pouvait l’affirmer avec éclat : la carte n’est pas le territoire ; considérant la production de Marie Alléhose, on pourrait ajouter que ses cartes ne sont même pas des cartes – parce que ce sont justement des territoires. Non pas qu’elles se confondraient avec leur référent, dans une relation de stricte identité, mais parce que ses cartes sont des territoires qui ont pour référent les cartes. Plus précisément : ce sont des domaines d’expérimentations picturales qui produisent des effets cartographiques, dont les éléments constitutifs rappellent irrésistiblement le graphisme, les codifications des cartes. Certes, les figures que construit l’encre fluente sont loin d’être parfaites (coulures, taches, un chaos primordial s’impose au regard trop myope – comme la luxuriance des jungles masque les structures du végétal), et les hachures n’ont pas la régularité des courbes de niveau, mais il suffit, par exemple, d’entourer l’ensemble d’un cerne pour qu’apparaisse une mappemonde. Le regard aimante « naturellement » la limaille des traits, obéissant aux lois de la Gestalt, à quelque inconscient géographique… Jeu de citations, de glissements, de hasards consolidés.
Jeu de distance aussi : s’approcher, c’est fouiller dans le passé, l’histoire, reculer, c’est rajeunir, retrouver la franchise des contours, leur vigueur (comme les couleurs, on l’a vu, nous font traverser le temps). Il faut donc envisager l’ensemble des peintures dans leur dimension spatiale, mais aussi comme transcription des étapes d’un parcours affectif.

Digression (anté)photographique.
L’imago des romains, le portrait peint concernaient une portion infime de la population ; le souvenir d’un disparu, avant l’invention de la photographie, était véhiculé par l’ensemble des objets, des possessions héritées. On habitait la maison du défunt, on portait ses vêtements, on utilisait ses outils… Le souvenir n’était pas ce face à face pelliculaire, spectral, que nous connaissons aujourd’hui, mais plutôt une multitude d’enchaînements pratiques induits par les choses laissées, comme un rôle joué dans l’enveloppe mouvante du réel – une sorte de moule existentiel creusé directement dans la concrétude du monde.
Un ça-a-été ambiant, agit, constituait alors le négatif de l’être disparu, dont on était l’image même, le tirage. Cette fusion rendait superflu les abîmes du questionnement, du retour en arrière (qui est aussi retour sur soi). Le familier pouvait l’emporter sur le drame des non-dits, des occasions manquées, de la séparation.

Sous la dictée des choses.
A l’instar du collectionneur, celui ou celle qui hérite agit sous la dictée des choses (Alain Fleischer). Un bureau et des encres, les courriers décachetés : voilà le plan de travail, d’un travail d’accouchement et de deuil à la fois, généalogique. Peindre, c’est un peu essayer les vieux vêtements découverts dans une malle, s’essayer à son tour. Une manière de réappropriation moins soucieuse de signification que de fidélité formelle, rituelle. Le labyrinthe des phrases (le temps et l’effacement du contexte les rendent à leur étrangeté), le masque des mots (les mots dissimulent autant qu’ils révèlent), constituent le cadre d’un processus de symbolisation plus opératif que spéculatif. Le corpus légué ne sera pas analysé, décrypté, mais manipulé, transformé plastiquement pour relancer un monde qui s’était enrayé ; c’est en plasticienne que Marie Allehose se confronte au monde des mots, et s’en saisit comme d’une pâte, comme des choses.

Vieux papiers, reconnaissance de dette.
L’opposition structurante, qui dominait les séries ayant le texte imprimé pour fond, se retrouve, mais nuancé, lorsque l’encre recouvre des pages manuscrites. Une certaine connivence s’instaure, un art du contrepoint, qui n’implique nullement l’identité graphique des lignes qui se superposent. Une composition en canon, dont les thèmes initiaux reviennent déformés par un siècle d’attente, gonflés de pulsions, explosifs. Chacune des voyelles, des consonnes, élégamment, raisonnablement liées, est susceptible de faire un monstrueux coming out – son monstrueux coming out – exposant alors les frontières incertaines de son ébullition. Tel a involue en aleph, et l’aleph en taureau, le taureau devient Minotaure… mais les mains qui les traces, par-delà les générations, partagent un même amour des signes, de l’ouvrage patient, du recueillement. Les mains d’aujourd’hui rendent justice aux mains d’hier, accomplissent des promesses de réalisation, de bonheur, qui, bien qu’informulées, étaient contenues dans chacune des lettres tracées, envoyées.
Nos parents, en nous obligeant à vivre, contractent une dette de sens à laquelle ils se doivent de répondre (eux et la société) : ils sont notre passé incarné, notre socle. En retour, nous contractons envers eux une dette de réalisation sans laquelle la vie sur terre serait vaine : nous sommes leur futur incarné, leur élan. Et sans doute le monde des choses, que nous avons reçu en partage, est la scène la plus juste pour jouer l’échange symbolique – parce qu’il traverse le temps.

Arts appliqués versus Arts impliqués.
Pareille affirmation n’existe, bien sûr, que pour être relativisé, niée. Si Marie Alléhose a longtemps travaillé dans le domaine de la création textile avant de se consacrer à une production plus personnelle, de se consacrer « artiste », des analogies évidentes existent entre les processus mis en œuvres. Le métier acquis est une forme d’héritage extra-familial (provenant de pairs plus âgés), une accumulation de savoirs ponctuels disponibles, mais aussi une façon de projeter, de s’insérer dans des systèmes plus vastes, latéraux…
L’encre, par exemple, habille le papier d’une multitude de voiles, dont les superpositions évoquent les dentelles ; les papiers, huilés, s’apparentent aux parchemins, et ceux-ci, lorsqu’il sont écrits, semblent tatoués. L’absence d’un grand ensemble figuratif, les motifs répétés, le all-over, font conjoindre également les pratiques. Le mode de production des peintures, par séries bientôt achevées, peut se rapprocher des deux nouvelles collections, été, hiver, à fournir tous les ans.
Transposition, donc, mais aussi porosité des domaines.
Au-delà de ses qualités plastiques, évidentes, le travail de Marie Alléhose vaut aussi pour la discrétion dont il fait preuve : on pénètre l’intimité d’une famille, on partage des souvenirs, des affects, sans qu’aucun déballage n’ait eu lieu. Au sein d’une époque malade de narcissisme, qui aura su faire de la plus fade personnalité une attraction foraine, c’est quelque chose de précieux.
Gilles Lopez, le 13 Octobre 2013